Smaïn Laacher
Professeur de sociologie à l’université de Strasbourg (UMR 7367 Dynamiques Européennes).
De l’indifférence des violences
faites aux femmes sur la route de leur d’exil
Ce texte porte sur les violences faites aux femmes migrantes pendant leur voyage « clandestin ». Il s’agit de milliers de femmes qui étaient particulièrement vulnérables dans leur pays d’origine ou qui le sont devenues au cours du voyage ou dans le dernier pays de transit. Les femmes qui constituent la population de notre étude sont des femmes qui ont quitté illégalement leur pays et ont voyagé jusqu’au Maroc, en Algérie, en Espagne, et en France. Certaines, parmi elles, avaient au moment de l’entretien le statut de réfugié ou avaient déposé une demande d’asile comme au Maroc et en Algérie. D’autres étaient en situation irrégulière, donc sans document d’identité ni de séjour, dans les 4 pays visités, en particulier en France et en Espagne. Au total une petite centaine d’entretiens. La grande majorité des femmes interviewées dans les 4 pays, n’avaient pas de destination précise, si ce n’est celle d’un pays riche, parmi d’autres, et socialement protecteur.
Un départ sans certitude
Les raisons du départ sont nombreuses et bien souvent enchevêtrées : misère matérielle, recherche d’un travail, guerre, besoin impératif de se soigner ou de soigner ses enfants, violence organisée contre les femmes du seul fait qu’elles sont femmes, désir de poursuivre sa scolarité ou de donner à ses enfants la possibilité d’effectuer une scolarité, vouloir continuer des études universitaires, etc. Mais les raisons du départ ne nous livrent aucune information ni aucune précision sur ce que l’on appelle ordinairement le « pays de destination finale », qui n’est d’ailleurs qu’une notion abstraite. Ce qu’il faut prendre en compte ce n’est pas une croyance générale et abstraite qui a cours aussi bien au Nord qu’au Sud, celle de croire que l’on veut « quitter son pays pauvre pour aller dans un pays riche », mais bien un ensemble de variables fondamentales qui agissent puissamment sur la zone géoculturelle plus ou moins explicitement visée. Quelles sont ces variables ? C’est l’âge, le niveau d’instruction, l’état de santé, le sexe, la situation familiale, la nationalité et le lieu de résidence (habiter près de la frontière par exemple). Le cas de l’Algérie est de ce point de vue intéressant. D’après l’enquête sur Les migrants subsahariens en situation irrégulière en Algérie, l’âge, le sexe et le niveau d’instruction sont des facteurs qui influent sur les projets de circulation dans un pays de « transit » : plus les personnes possèdent un fort capital scolaire plus elles souhaitent aller en Europe, plus leur scolarité a été courte, voir inexistante plus le désir de s’installer (ou de « rester ») en Algérie est fort ; plus on est jeune et plus on veut accéder à un pays européen ; plus on est âgé et plus faibles sont les forces physiques, psychologiques et morales plus on souhaite se « fixer » sur le territoire algérien abandonnant ainsi l’idée de poursuivre sa route jusqu’en Europe. Enfin, les femmes savent que les conditions de vie en Europe sont infiniment meilleures que celles qu’elles ont connues chez elles ou celles qu’elles connaissent en Algérie ou au Maghreb en général.
C’est au moment très précis du départ et à des moments précis au cours du voyage, en particulier dans le moyen de transport et lors des haltes, que les uns et les autres se trouvent rassemblés et assemblés. Aussi, le départ rassemble et met matériellement ensemble des personnes de toutes conditions et aux multiples ambitions, voulant partir de leur pays pour des raisons différentes mais qui ont, sans aucun doute, une vision assez semblable de leur émigration : échapper à la mort ou à la condition d’inutile au monde. Autrement dit, il n’existe aucun système de tri sélectif lors du départ ni pendant le voyage qui opérerait une distinction objective, aisément reconnaissable et légitime, entre celles et ceux qui quittent leur pays pour de « bonnes » raisons et celles et ceux qui quittent leur pays pour de « mauvaises » raisons. Sur la route, rien ne vient distinguer objectivement celui ou celle qui a fui la faim, de celui ou de celle qui a fui une persécution, ou de celle qui fuit son pays parce qu’elle a été victime d’un viol collectif en toute impunité : ils partagent les mêmes embarcations, sont transportés dans les mêmes camions, se retrouvent dans les mêmes haltes, subissent des violences, sans distinction de nationalité, font partie des mêmes groupes de voyageurs, « habitent » dans les mêmes « ghettos », les mêmes squats, les femmes seules ou avec enfants, « mariées » ou non, se livrent par nécessité à la prostitution, etc.
Femmes objet de violence parce que femmes
La nature des violences subies par les jeunes femmes pendant leur parcours clandestin est en effet intiment liée aux modalités du départ du pays d’origine : une femme qui part plus ou moins précipitamment ne s’expose pas aux mêmes sévices qu’une jeune femme qui prend délibérément la décision de partir et qui organise son voyage ou lorsque son voyage est minutieusement organisé par d’autre, par exemple comme dans le cas de réseaux de prostitution. Même si dans tous ces cas, il y une méconnaissance des risques et des dangers encourus. Les femmes qui partent illégalement de chez elles, accompagnées ou non par un proche ou un passeur, pour gagner illégalement le Nord, ou une femme qui dès le départ est prise par un réseau de prostitution et qui voyage, non pas en avion, mais par la route, sont exclues de la définition des modalités du voyage (route, pause, transport, travail, etc.) et, quand elles ne le sont pas entièrement, leurs choix sont des plus restreints. Cette remarque vaut bien entendu pour les femmes qui délibérément et en toute connaissance de cause partent de leur pays pour aller « gagner leur vie » en se prostituant dans un pays européen.
Faire « passer » et « trafiquer » : deux activités différentes
Il importe, ici, de s’arrêter un instant sur des enjeux de définitions qui ne sont pas sans conséquences politiques. En particulier sur cette notion de « traite des êtres humains ».
La Convention du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains, stipule dans son article IV (16 mai 2005) que :
« L’expression "traite des êtres humains" désigne le recrutement, le transport, le transfert, l’hébergement ou l’accueil de personnes, par la menace de recours ou le recours à la force ou d’autres formes de contrainte, par enlèvement, fraude, tromperie, abus d’autorité ou d’une situation de vulnérabilité, ou par l’offre ou l’acceptation de paiements ou d’avantages pour obtenir le consentement d’une personne ayant autorité sur une autre aux fins d’exploitation. »
Les anglo-saxons ont recours à deux notions bien distinctes pour désigner ce qui est lié au passage et à l’accompagnement de migrant clandestins vers le pays de destination finale et l’organisation de l’exploitation économique des personnes, hommes et femmes. Pour le passage et l’accompagnement des personnes ils parlent de smuggling (contrebandiers, ou plus largement « passeurs »), et pour la traite des êtres humains ils utilisent le terme trafficking. Dans le premier cas de figure, les personnes sont liées par des « contrats » quasi officiels avec des devoirs et des obligations valant pour les uns comme pour les autres. Une fois le « travail » ou la « mission » effectué, il ne subsistera plus aucun lien de dépendance ni économique, ni « juridique », ni symbolique entre les « transportés » (les clandestins) et les « transporteurs » (les passeurs). La traite des êtres humains est fondée sur des liens d’une tout autre nature : ce sont des liens de dépendance et de soumission qui se traduisent par une absence totale de liberté d’action et de mouvement à l’égard de l’organisation criminelle. L’enjeu pour cette dernière est de faire durer l’entreprise (au sens traditionnelle du terme) et d’accroître sans cesse les profits au moindre coût. C’est dans cette perspective que toutes les ruses et les tromperies sont utilisées, en particulier à l’égard des plus pauvres et des plus vulnérables (femmes, enfants et mineurs). Ainsi, ce qui différencie l’une et l’autre forme de criminalité ce sont les formes, les moyens utilisés et surtout les buts visés. Mais en pratique il en va bien différemment.
L’enjeu de l’identification
L’opposition entre ces deux formes de domination et de remise de soi aux autres (contrainte ou non) n’est pas toujours aussi tranchée. Ces formes peuvent apparaître successivement ou alternativement. Elles sont parfois enchevêtrées au point que les victimes n’en font aucunement la différence. Le « compagnon », le « mari » le « frère » ou le « papa » peut être à la fois celui qui « protège » contre les agressions sexuelles des autres hommes, être un bourreau, celui qui donne à manger et héberge, qui soumet à un véritable esclavage sexuelle et à un travail domestique forcé la femme qui est sous sa « protection ». Autre configuration : en cours de route et dans des circonstances particulières (besoin d’aide, d’argent, de nourriture, etc.), des liens peuvent se créer sous la contrainte qui peuvent objectivement s’apparenter à de la traite des femmes ; puis dans d’autres circonstances, ces mêmes liens engageant les mêmes personnes peuvent se défaire, il suffit que le protecteur meurt ou saisisse une occasion de passer seul une frontière, etc. On comprend l’importance d’un travail patient et précis pour identifier les victimes de la traite des êtres humains. Identifier ne signifie pas seulement accéder aux personnes et à leur identité mais avant tout accéder à l’intelligence des liens qui unissent l’exploitée à son exploiteur et qui ne sont pas toujours vécus comme tels par la victime. Au Maroc, en Algérie et en France, j’ai été en présence, dans la plupart des cas, de femmes qui avaient cherché ou cherchaient encore à gagner l’Europe par des moyens traditionnels : trouver et payer des transporteurs et des passeurs – et donc établir des liens de circonstance qui se défont aussitôt la « mission » accomplie - pour les acheminer à destination. Seules les femmes qui ont été, dans le pays d’origine, prises dans un réseau de prostitution, pouvaient ainsi être qualifiées, sans aucun doute possible, comme victimes de la traite d’êtres humains. Celles qui sont destinées à la prostitution dans un pays riche ne se trouvent pas ou ne se rencontrent pas au hasard des routes ou lors de tel ou tel itinéraire emprunté. Elles sont considérées exactement comme des biens à valeur d’échange que l’on « travaille » (par le mensonge, la ruse, le chantage, l’instauration d’une relative confiance, etc.) et transporte sans encombre, que l’on accompagne et que l’on dépose dans des lieux sûrs. Ce sont des corps marchandises qui ne peuvent circuler seuls. Ces femmes doivent constamment faire l’objet d’entretien, de surveillance et de menaces pour qu’elles n’échappent pas des mains de leurs employeurs de circonstance et qu’enfin arrivées au pays de destination elles soient mises au travail sans problème ni résistance majeure.
L’esclavage sexuel, sans forcément s’insérer dans une logique franche et délibérée de traite des être humains, est la résultante de rapports de domination sexuelle fondés sur une indisponibilité plus ou moins longue, pour les femmes, de ressources permettant de payer le passage, ou tout simplement de se nourrir, se vêtir, se loger et, quand elles ont des enfants, d’allaiter et/ou de nourrir ces derniers. Alors, pour payer l’indispensable et le strict nécessaire, elles ont recours à un « mécène » et deviennent leur « esclave sexuelle ». Par ailleurs, l’économie de la traite des êtres humains exclut un commerce avec des personnes dotées d’une identité officielle car un des mécanismes fondamentaux d’assujettissement total et permanent est, précisément, l’absence d’existence officielle des victimes. Si un bien mort (une maison, une voiture, un portable, etc.) ne peut pas s’échapper intentionnellement des mains de son propriétaire, une prostituée peut, si les circonstances et la chance lui sont favorables, littéralement disparaître intentionnellement pour échapper à une condition sociale imposée par la force et la violence. Autrement dit, une prostituée même victime de la traite des êtres humains est une « marchandise » d’une nature particulière : cette « marchandise » pense, parle, peut se déplacer, se transporter seule, incognito (sans attirer l’attention). En un mot, elle n’est pas liée, par définition ou par nature, au corps de son exploiteur. Contrairement à la drogue et au trafic d’armes, chaque fait et chaque geste de la victime doit être sous le regard et le contrôle permanents du réseau.
De la violence symbolique à la violence nue du pouvoir souverain
En fait les violences faites aux femmes (quels que soient le lieu et les agresseurs) restent invisibles parce que très souvent les femmes demeurent inaccessibles : non de leur fait, non par choix social ou moral assumé, mais parce que les femmes sont sous la domination et le pouvoir des hommes qui gouvernent leur parole et leur degré de visibilité dans l’espace public. Les mêmes (les hommes) qui abusent d’elles ou les violentent. Même si ce sont les hommes qui sont les plus nombreux à voyager clandestinement, ce sont toujours eux qui prennent la parole sur les malheurs survenus lors du voyage ; des malheurs en général valant pour tous sans distinction.
Mais il y a une autre appréhension d’un thème très important qui doit être soumis à la critique, celui de la catégorisation des « types » de violences sexuelles.
Dans le rapport sur La violence sexuelle et Trans-migrants subsahariens au Maroc, les violences sexuelles sont ainsi catégorisées :
– violences sexuelles : viol, sodomie, tortures sexuelles, séquestration puis négociation pour échanger la ou les filles, harcèlement sexuel – exhibition forcée comme danser nue devant les autorités –, exploitation sexuelle – prostitution forcée ;
– violence psychologique : menace, réclusion, injures ;
– violence physique : frapper avec des bâtons, gifler, jeter de l’eau bouillante sur le corps, tabasser ;
– pratiques traditionnelles (mutilations sexuelles, etc.).
Quant au HCR sa définition de la violence organise celle-ci en cinq catégories :
– violence sexuelle ;
– violence émotionnelle et psychologique ;
– violence socio-économique ;
– pratiques traditionnelles préjudiciables ;
– violence physique.
Il est vrai qu’une gifle n’est pas un viol. En fait, dans la configuration qui est la nôtre ici (celle du voyage où les personnes existent sans existence officielle), les choses ne sont ni aussi simples ni aussi tranchées. Quelle que soit la nature de la violence exposée (une injure, une gifle, un coup de poing, une violence physique répétée, un viol conjugal, un harcèlement moral, etc.) l’acte qui en est à l’origine cherche à atteindre, dans tous les cas, l’être même de la personne en la forçant à agir et à penser contre sa volonté et dans la peur. Le premier coup, comme ceux qui suivront, ne cesseront de rappeler et de faire comprendre à celle qui les recevra que ce geste donne un droit plein et souverain à celui qui le commet de faire ce qu’il veut de sa victime. Faire ce qu’il veut signifie : personne n’en saura rien à l’extérieur et donc personne n’interviendra en ma faveur. Le lieu des violences restera inaccessible à un parent, une amie, un voisin. En un mot, point de secours possible. Ne plus être épargnée, se savoir à la merci de l’autre (de ses désirs et de ses pulsions), ne plus avoir la certitude d’être respectée en fonction de principes écrits et non écrits, ne plus avoir le droit de sentir ce que l’on veut sentir, c’est cela qui constitue la perte de la confiance dans le monde. Ces attentats au corps et à l’esprit que sont les coups, le harcèlement ou le viol, sont subjectivement et objectivement liés. Les coups ou les injures ne sont que les préliminaires d’une violence potentielle qui n’attend que de s’exercer sans contrainte ni limite. Il me semble donc qu’il faut les appréhender non de manière séparée mais comme constitutifs d’une conduite générale et répétée inscrite dans une temporalité qui ne cesse de se prolonger.
Un parcours de violence dans l’indifférence
Lors de cette étude sur les violences faites aux femmes migrantes subsahariennes en Algérie, au Maroc, en Espagne et en France la zone de violence la plus fréquemment évoquée dans le récit des femmes était celle du désert. Même lorsqu’elles n’ont pas été elles mêmes victimes d’agression sexuelle dans cet immense espace, elles ont bien souvent été mises en situation de témoins forcés. En dehors de cet étendue qu’est le désert on peut repérer deux autres configurations dans lesquelles ont peut distinguer deux groupes de femmes violentées. Tout d’abord celles qui l’on été dans leur pays d’origine. Les causes en sont multiples et généralement cumulatives : la guerre civile et ses viols collectifs par des militaires ou des milices armées, la violence conjugale et familiale, la violence du groupe ethnique sanctionnant tout écart à la norme, etc. Puis, celles qui en feront pour la première fois l’expérience au cours du voyage. Ce n’est pas tant le passage de la première frontière internationale qui est la plus difficile et la plus dangereuse. C’est lorsqu’il s’agit de passer clandestinement les frontières de pays inconnues que le danger et les violences deviennent réels : du Mali ou du Niger à l’Algérie, de l’Algérie au Maroc, du Mali à la Mauritanie pour rejoindre l’Algérie puis le Maroc, ou en passant par le Sahara occidental pour aller directement vers le Maroc, bien que cet itinéraire soit relativement rare, car cette région est militairement dangereuse.
Les violences et leurs effets
A ce propos je voudrais faire quelques remarques car cette dimension est rarement examinée.
Le voyage clandestin est l’occasion d’une nouvelle expérience fondamentale : les relations entre les registres du public et du privé vont se trouver radicalement modifiées, c’est-à-dire en réalité abolies, pendant le voyage, quels que soient le moment et le lieu (désert, espaces urbains, lieux de passage ou d’installation plus ou moins durables, etc.). Les violences sexuelles à l’encontre des femmes, quelle que soit la nationalité de ou des auteurs, sont exercées et subies publiquement devant les hommes et les femmes de toutes les communautés migrantes présentes pendant ces violences. Cela est particulièrement vrai dans le désert ; mais dans les espaces urbains, en Algérie et au Maroc, les femmes ne sont pas épargnées par la violence publique. Quand la violence sexuelle a lieu dans le désert, elle va comme précéder les femmes publiquement violentées. Bien avant d’arriver dans une des grandes villes du Nord du Maghreb (Alger, Rabat, Oran, etc.), les subsahariens (hommes et femmes) sauront qui a été violé et qui n’a pas été violé. Cette situation produit des effets immédiats et irréversibles en termes d’identité et de réputation des personnes. Les femmes infiniment plus que les hommes seront dorénavant sales et souillées, devenues impures au mariage ou pour une liaison publique et légitime. Elles seront triplement exclues :
– exclues par leur société d’origine ; cette souillure se surajoutera, d’une part au fait d’être une femme qui a quitté les siens et d’« avoir mal tournée » et, d’autre part aux sévices sexuels (si sévices sexuels il y a eu) qui ont eu lieu, là aussi publiquement, dans le pays d’origine ;
– exclues par les membres (femmes et hommes) de leur communauté d’origine ;
– exclues par les autres communautés subsahariennes ;
– et, enfin, exclues, par la société (l’ensemble des groupes sociaux) où elles séjournent plus ou moins durablement.
Femme, noire et « putain » deviennent, quasiment pour tous et toutes, non seulement des propriétés synonymes ou interchangeable, mais aussi et surtout trois éléments fondamentaux constitutif d’une identité assignée, dont il est quasiment impossible de se défaire tant que les conditions qui ont engendré et maintiennent cette identité sociale, sexuelle et « raciale » ne se sont pas socialement et spatialement radicalement modifiées.
Le plus souvent les violences sexuelles sont tues. Elles sont indicibles ; mais ce qui vaut pour les femmes subsahariennes vaut bien entendu pour les femmes marocaines et algériennes. Ce silence est ainsi justifié : « le dire à qui ? », « en parler me fait trop mal », « j’ai trop honte », « qui après va vouloir de moi ? », « si on le sait, je ne connaîtrai jamais l’amour », « peut-être qu’un jour j’oublierai », « je préfère garder le silence comme ça personne ne me regardera mal », etc. Au sein même des communautés subsahariennes les femmes vivant en famille (fictive ou juridiquement attestée), avec un compagnon officiel et un ou plusieurs enfants, ne sont pas épargnées par la violence « conjugale ». Elles aussi, subissent cette violence sans protester car, peut-être plus que les autres, leur dépendance économique et sociale (et donc leur relative « protection ») est totale.
Dans ce parcours de violence je voudrais mentionner un fait important. Ce fait n’a pas de valeur statistique, il informe seulement sur des enjeux sociologiques et psychologiques rarement étudiés. Dans notre enquête précitée, les femmes qui avaient subi des violences sexuelles, dans leur pays d’origine, étaient beaucoup plus fréquemment agressées physiquement ou sexuellement au cours du voyage que les autres. Des expressions comme « Quand est-ce que ça s’arrêtera ? » est une expression que j’ai très souvent entendue. Ces femmes se retrouvaient prisonnières d’une répétition sans fin du malheur. Bien entendu, les conséquences de ces violences ne sont pas seulement psychologiques. Elles ont des effets profondément négatifs à long terme sur l’identité sociale et sexuelle des personnes ; mais pas seulement. L’agression et le viol sont des pratiques publiques, en particulier dans le désert ou dans des zones peu habitées, et cette donnée est fondamentale. Cela signifie la chose suivante : celles qui auront été violées vont voir leur réputation les précéder avant même d’arriver dans une ville d’un pays de transit. Les membres de sa communauté et des autres communautés sauront qui a été violé et qui ne l’a pas été. Alors se mettra en place un mécanisme d’exclusion quasi irréversible : ces femmes seront dorénavant sales et souillées, devenues impures au mariage ou pour une liaison publique et légitime. Un des effets symboliques et matériels de cette mise à l’écart est la constitution de groupes de femmes souillées, vivant entre elles et dépourvues de protection collective. Ces femmes ne s’appartiennent plus. Elles seront dorénavant distinguées des autres et « montrées » comme des femmes mises à la disposition des autres. Sans aucun doute possible, les violences sexuelles ne sont pas assumées comme sont assumés la faim, la soif ou le fait de se faire escroquer. Les violences sexuelles ne sont pas perçues, ni envisagées en tant qu’élément constitutif du voyage, même si celui-ci se déroule où doit se dérouler dans l’illégalité.
Persécutions et persécuteurs
Dans l’espace des agents porteurs de violence, une figure se détache et apparaît fréquemment dans les récits, celle des « coupeurs de route ». Contrairement à une idée reçue les « coupeurs de route » ne sont pas apparus avec les flux migratoires des années 80-90. Ce phénomène, qui reste peu étudié, est en réalité connu depuis la période postcoloniale en Afrique. Il n’est pas exagéré, ni historiquement erroné, de dire que les « coupeurs de routes » qui font la grande crainte des voyageurs clandestins, sont issus d’une tradition fort ancienne qui résulte d’une culture de la prédation dont la pratique consiste à s’approprier, par la violence et parfois le meurtre, des biens ou des personnes. Dans le passé les razzias étaient fondées sur la technique du raid. Aujourd’hui, ce sont bien des groupes organisés et armés qui procèdent par raids dans des lieux inaccessibles à l’État et à ses représentants (police, préfet, administration, etc.). Au fond les « coupeurs de routes » s’approprient des pratiques déjà connues et s’inscrivent dans une sorte de routinisation de la violence au sein d’espaces libérés par l’absence de représentants de forces de l’ordre et de l’État-nation. Non seulement les flux migratoires n’ont en aucun cas engendré ce phénomène et les groupes qui en sont l’expression, mais l’existence et la présence de « coupeurs de routes » prend en fait la place de l’État et met en question un de ses pouvoirs fondamentaux, un élément constitutif fondamental de son identité d’État : l’universalisation de sa présence, de son droit et de sa force sur tout son territoire.
Violence d’Etat par absence d’Etat
C’est donc bien à une instrumentalisation de cette absence d’État (lié à sa déliquescence ou à sa privatisation, à l’absence de tout symbole ou de toute autorité étatiques, etc.) auxquelles se livrent les « coupeurs de route » en empruntant la technique de la violence prédatrice. Au fond ces groupes, sont le miroir renversé des États de la région : ils sont la prédation et le transfert de propriété par le bas, quand les États sont la prédation et le transfert de propriété par le haut. Cela signifie que dans tous les espaces où agissent les « coupeurs de route » on constate l’absence de deux mécanismes qui sont au fondement de toute société nationale : la citoyenneté et les droits du citoyen, ou plus précisément l’absence d’un droit protecteur comme bras armé légitime de l’État. Claude Abé est ainsi parfaitement justifié à inscrire l’inscription de ces deux institutions, les « coupeurs de route » et l’État et son administration, dans un même champ épistémique. Cela signifie que l’un et l’autre de ces dispositifs de prélèvements forcés et illégitimes sont proprement incompréhensibles si on ne les relie pas, car ils sont objectivement et historiquement liés. Les « coupeurs de route » ne sont ni un épiphénomène, ni l’expression d’opérations marginales, ni l’existence spatiale de « poches d’insécurité », mais une action organisée et planifiée ayant pour objet de gouverner des territoires fondée sur une violence (à la fois criminelle et politique) qui s’oppose d’abord et avant tout au pouvoir d’État et qui dispute à ce dernier son monopole de la violence légitime. Mieux encore, les « coupeurs de route » et tous les groupes semblables (peu importe le nom qui leur sont donnés : « brigands », « bandits », « touaregs », « rebelles », etc.), consacrent à leur manière, publiquement, c’est-à-dire politiquement, la démonopolisation et la déligitimation du pouvoir d’État à être le seul détenteur de la force et le seul gardien du territoire et de ses frontières. En clair, l’Etat n’est nullement maître chez lui partout où il considère qu’il est chez lui, car il a perdu, par la seule activité quasi quotidienne de ces groupes criminels, la capacité de contraindre et de commander sans être ni contraint ni commandé par qui que ce soit. Alors que la construction de l’État-nation est fondamentalement un processus de sécurisation, le phénomène des « coupeurs de route » (et des groupes assimilés) est fondamentalement une œuvre de désétatisation, autrement dit d’insécurisation.
Conclusion
Avoir été violée à 500 mètres de sa frontière nationale, dans une autre nation ou sur un territoire étranger, et avoir été violée dans sa nation, sur son territoire national, implique un statut et une appréciation différents de l’épreuve. Pourtant dans les deux cas (violence et persécution) il y a douleur et dommages. Le prix de la douleur se nomme pretium doloris et fait partie des préjudices réparables. Quant aux dommages, dans le cas de figure qui nous intéresse ici, il est total : dommage du corps, dommage matériel et dommage moral. Il y a dans les deux cas un préjudice causé par les souffrances ou les douleurs et le dernier dommage (moral) qui n’est pas le moindre, atteint la personne dans son affection, son honneur et sa réputation et, en droit, peut faire également l’objet d’indemnisation ou, à défaut, pour les migrantes violentées au cours du voyage, d’une réparation symbolique par le moyen d’une protection juridique. Les violences subies par les femmes pendant leur voyage clandestin doivent-elles rester et être appréciées, aux yeux des Etats et des institutions internationales, pour ce qu’elles ont toujours été : des violences passagères ou marginales ne sollicitant qu’une attention périphérique, au mieux une discrète bienveillance ? Sans aucun doute non. Ces violences, dont la plus destructrice est la violence sexuelle, visent principalement des êtres sans défense, c’est-à-dire des femmes qui n’ont pu ou qui ne peuvent pas être défendues, précisément parce qu’elles n’existent pour personne, si ce n’est que pour elles-mêmes et pour leurs agresseurs. Qu’il soit commis dans le pays d’origine ou au cours du voyage clandestin, un attentat sur le corps et l’esprit d’une femme (exploitation sexuelle, humiliation répétée, prostitution forcée, viol collectif, etc.), dans ses causes et ses conséquences à long terme, produit exactement le même résultat : un ensemble de réactions (ou symptômes) constitutif de ce que la science médicale et la psychiatrie appellent un état de stress post-traumatique. Les conséquences ne sont que très rarement passagères, autrement dit il ne s’agit pas, pour les situations que nous avons étudiées, de perturbations qui ne persisteraient pas plus d’un mois. Il s’agit d’évènements d’une telle intensité et d’une telle gravité qu’une de ses caractéristiques, et non la moindre, est le fait de revivre pendant des années l’événement en pensée de manière persistante, déréglant ainsi l’ensemble des relations sociales et affectives par un évitement des situations qui rappellent l’événement. L’itinéraire effectué dans l’illégalité et la clandestinité (ce sont-là deux choses différentes) sera perçu, après les violences subies, pour toujours comme un voyage traumatique. La question se pose dès lors de savoir si ces femmes ont besoin d’une protection nationale (autorisation de séjour) et internationale ? (Conventions de Genève de 1951 et application des textes internationaux qui traitent de la persécution spécifique aux femmes). La réponse est sans équivoque : oui il est nécessaire qu’elles soient protégées parce qu’elles ont été persécutées du seul fait qu’elles étaient des femmes. Et que cette persécution est une persécution spécifique liée au fait d’appartenir à une catégorie sexuelle. Oui, il faut les protéger, ne serait-ce que le temps des soins dans un pays qui en a les moyens et les compétences. Se soigner ou être aidée à se soigner est impossible ou voué à l’échec (voire même peut aggraver la situation personnelle et familiale) dans une société où ce qui a été vécu (avant ou pendant le voyage) est socialement familier, politiquement toléré voire publiquement encouragé. Il ne s’agit pas de millions de personnes mais de quelques milliers de femmes qui étaient particulièrement vulnérables dans leur pays d’origine ou qui le sont devenues au cours du voyage ou dans le dernier pays de transit.